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Contrôles d'identité discriminatoires : la Cour de cassation confirme la responsabilité de l'État

Pénal - Procédure pénale
Civil - Personnes et famille/patrimoine
09/11/2016
La première chambre civile de la Cour de cassation se prononce pour la première fois sur les conséquences des contrôles d'identité non justifiés par des circonstances objectives étrangères à toute discrimination.

Les faits de la cause
 

Dans différentes régions françaises (Besançon, métropole lyonnaise, Ile de France), plusieurs personnes estimaient avoir fait l’objet de contrôles d’identité uniquement fondés sur leur apparence physique (origine africaine ou nord-africaine réelle ou supposée, en raison de leurs couleurs de peau, traits et tenues vestimentaires).
 
Les opérations de contrôles de l’identité avaient été réalisées sur différents fondements :

 

La procédure

 
Treize personnes contrôlées assignaient l’Agent judiciaire de l’État en réparation du préjudice moral qu'elles estimaient avoir subi.

Le 24 juin 2015, par treize arrêts (CA Paris 24 RG nos 13/24255 13/24261, 13/24262, 13/24269, 13/24274, 13/24277, 13/24284, 13/24299 et 13/24300), la Cour d’appel de Paris avait admis la possibilité d’engager la responsabilité de l’État pour faute, en raison du fonctionnement défectueux du service public de la justice, lorsque des contrôles d’identité étaient opérés pour des motifs discriminatoires.

Les juges parisiens énonçaient à cette occasion qu'au regard des « principes fondamentaux résultant des normes internationales, européennes et nationales, tout contrôle d'identité, opéré sur des motifs discriminatoires, tenant notamment à la race ou à l'origine, porte atteinte au principe d'égalité de traitement et présente un caractère discriminatoire qu'il appartient au juge judiciaire de censurer », suivant en cela les conclusions du Défenseur des droits (Défenseur des droits, 3 févr. 2015, déc. n° MSP-MDS-MLD-2015-021, relative à des contrôles d’identité discriminatoires ; voir également Défenseur des droits, oct. 2012, Rapp. relatif aux relations police/citoyens et aux contrôles d'identité).

Dans cinq cas, l’État avait été condamné à verser des dommages-intérêts à la personne contrôlée ; dans les huit autres espèces, la responsabilité de l’État n’avait pas été retenue.
 
Des pourvois en cassation étaient formés contre ces treize arrêts, soit par l'Agent judiciaire de l'État, soit par les personnes contrôlées, amenant ainsi la Cour de cassation à se prononcer, pour la première fois, sur la question d'une éventuelle responsabilité de l'État en raison d'un contrôle d'identité fondé sur un motif discriminatoire.

 

La responsabilité de l’État


La première chambre civile de la Cour de cassation confirme le raisonnement des juges du fond, en énonçant que « la faute lourde résultant d’une déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi, au sens de l’article L. 141-1 du Code de l’organisation judiciaire, doit être regardée comme constituée lorsqu’il est établi qu’un contrôle d’identité présente un caractère discriminatoire ; que tel est le cas, notamment, d’un contrôle d’identité réalisé selon des critères tirés de caractéristiques physiques associées à une origine, réelle ou supposée, sans aucune justification objective préalable ».
Encore est-il nécessaire de prouver le motif discriminatoire.


 

L’administration de la preuve de la discrimination


La Cour de cassation donne des précisions sur la charge de la preuve de la discrimination : « il appartient à celui qui s’en prétend victime d’apporter des éléments de fait de nature à traduire une différence de traitement laissant présumer l’existence d’une discrimination, et, le cas échéant, à l’Administration de démontrer, soit l’absence de différence de traitement, soit que celle-ci est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination » (Cass. 1re civ., 9 nov. 2016, n° 15-25.873, P+B+R+I ; Cass. 1re civ., 9 nov. 2016, n° 15-24.210, P+B+R+I ; Cass. 1re civ., 9 nov. 2016, n° 15-24.212, P+B+R+I ; Cass. 1re civ., 9 nov. 2016, nos 15-25.876, 15-25.877, 15-24.207, 15-24.208, 15-24.209, 15-24.211, 15-24.213, 15-24.214).
 
Il appartient donc :
  • d’abord à la personne contrôlée d’apporter des éléments qui laissent présumer l’existence d’une discrimination ;
  • puis à l’Administration de prouver soit l’absence de discrimination, soit une différence de traitement justifiée par des éléments objectif ;
  • enfin au juge d’apprécier souverainement la pertinence des différents éléments qui lui ont été soumis, après débat contradictoire.

Il peut alors en résulter plusieurs solutions :
  • la faute de l’État doit être retenue, lorsqu’il n’est pas démontré que la différence de traitement était justifiée par des éléments objectifs (Cass. 1re civ., 9 nov. 2016, n° 15-25.873, P+B+R+I, Cass. 1re civ., 9 nov. 2016, nos 15-25.876, 15-25.877) ;
  • la faute de l’État n’a pas à être retenue, lorsque la différence de traitement était justifiée par des éléments objectifs : soit parce que la personne contrôlée correspondait au signalement d’un suspect recherché, (Cass. 1re civ., 9 nov. 2016, n° 15-24.210, P+B+R+I ; Cass. 1re civ., 9 nov. 2016, n° 15-24.207), soit parce que le comportement de la personne était « objectivement » suspect (Cass. 1re civ., 9 nov. 2016, n° 15-25.872, P+B+R+I ; Cass. 1re civ., 9 nov. 2016, n° 15-24.211 : la personne sortait d’un immeuble en courant, le visage dissimulé) ;
  • la faute de l’État n’a pas à être retenue, lorsque la personne contrôlée ne réussit pas à apporter les éléments de fait révélant une différence de traitement et laissant présumer l'existence d'une discrimination (Cass. 1re civ., 9 nov. 2016, n° 15-24.212, P+B+R+I ; Cass. 1re civ., 9 nov. 2016, nos 15-24.207, 15-24.208, 15-24.209, 15-24.213, 15-24.214).
 
L’appréciation de la force probante des éléments apportés, d’un côté, comme de l’autre, relève de l’appréciation souveraine des juges du fond. Dans ce cadre, des statistiques attestant de la fréquence de contrôles effectués à l’égard d’une même « catégorie » de personnes « appartenant aux minorités visibles, c’est-à-dire déterminée par des caractéristiques physiques résultant de son origine ethnique, réelle ou supposée » sont des « éléments de nature à traduire une différence de traitement laissant présumer l’existence d’une discrimination », si ces données sont corroborées par témoignage.

Il s’agit par exemple de démontrer que les contrôles ont « visé, durant une heure trente, de façon systématique et exclusive, un type de population en raison de sa couleur de peau ou de son origine » (Cass. 1re civ., 9 nov. 2016, n° 15-25.873, P+B+R+I ; Cass. 1re civ., 9 nov. 2016, n° 15-25.876 ; Cass. 1re civ., 9 nov. 2016, n° 15-25.877).

En revanche, l’invocation de telles données, non corroborées par des témoignages mettant en évidence une différence de traitement, ne constitue pas, à elle seule, une preuve suffisante (Cass. 1re civ., 9 nov. 2016, n° 15-24.212, P+B+R+I ; Cass. 1re civ., 9 nov. 2016, nos 15-24.207, 15-24.208, 15-24.209, 15-24.213, 15-24.214).
 
Onze des pourvois formés contre les arrêts de la cour d'appel sont donc rejetés. Dans deux cas néanmoins, la cassation est prononcée :
  • dans le premier, parce que la cour d'appel n'avait pas recherché « si la différence de traitement n'était pas justifiée par des éléments objectifs, étrangers à toute discrimination, tenant au soupçon de commission d'une infraction d’une infraction que faisait naître l’attitude des deux hommes » (Cass. 1re civ., 9 nov. 2016, n° 15-25.872, P+B+R+I ; les juges du fond avaient, quant à eux, pour retenir le caractère discriminatoire du contrôle d’identité, engageant la responsabilité de l’État, relevé une différence de traitement et énoncé que l’autorité publique ne démontrait pas en quoi ce contrôle, qui a porté systématiquement et exclusivement sur un type de population, était justifié par des circonstances précises et particulières étrangères à toute considération liée aux origines).
  • dans le second, en raison du non-respect du principe du contradictoire (CPC, art. 16 ; attestation d’un témoin non soumise au débat contradictoire ; Cass. 1re civ., 9 nov. 2016, n° 15-25.875).
Source : Actualités du droit